Depuis Macron, la police n’exclut plus les fonctionnaires violents
Temps de lecture : 5 minutes Exclu Flagrant déni. Depuis 2018, il n’y a plus du tout d’exclusions disciplinaires pour les policiers violents. Brutalement, les sanctions ont été divisées par dix. Sébastian Roché (CNRS) y voit un véritable « changement de standards ». Décryptage.
ILLUSTRATION DE LAFFRANCE
A côté du pouvoir de condamnation de la justice, le ministère de l’Intérieur dispose d’un pouvoir de sanction disciplinaire sur les policiers. Darmanin ne cesse de clamer qu’il n’a « jamais eu la main qui tremble pour ceux qui déshonorent leur propre uniforme ». Bien loin des beaux discours, les chiffres prouvent qu’en cas de violences, le ministre donne presque toujours l’absolution. Analyse en un graphique et trois leçons.
1) Hausse de la violence, mais baisse des sanctions
Les sanctions disciplinaires internes à la police prononcées pour violences illégitimes ont baissé brutalement depuis que Macron est au pouvoir. Jusqu’en 2017, année de son élection, on compte une centaine de sanctions par an (parfois plus, parfois un peu moins). Brutalement, dès 2018, ce chiffre tombe à 20 ou 30 par an (voir également notre tableau avec les chiffres complets).
Pour comprendre ces chiffres, nous avons interrogé Sébastian Roché, directeur de recherches au CNRS et spécialiste de la police. Il explique : « Il y a bien une rupture dans la série statistique, un décrochement. La méthode standard, c’est de chercher un élément qui aurait déclenché ce décrochement. Avec des données mensualisées, on aurait pu y voir plus clair, mais la transparence du ministère est insuffisante. Pour autant, on voit bien qu’il se passe quelque chose. En 2017 il y a une tendance à la baisse, puis une accélération de cette baisse ».
« Or, poursuit le chercheur, sur cette même période, on constate qu’il y a une hausse de l’usage de la force et des armes par la police. Il y a une élévation très nette du nombre de tirs de LBD, de grenades sur cette période, notamment pendant la crise des Gilets jaunes ». En effet, entre les mandats de Hollande et de Macron, le nombre de tirs de LBD a été multiplié par trois.
Sébastian Roché analyse : « On pourrait imaginer que plus on demande à la police d’intervenir, plus il y a de confrontations, et plus y a de fautes , ce serait logique. Or là c’est complètement l’inverse. Mon hypothèse c’est que la crise pousse les autorités à considérer que les comportements violents ne sont pas des fautes. Ces chiffres suggèrent ça ».
2) Les « vraies » sanctions divisées par 10
Les sanctions disciplinaires applicables aux policiers (comme à tous les fonctionnaires) sont classées en quatre groupes en fonction de leur gravité. Le premier groupe comprend les sanctions qui ne passent pas en commission de discipline et sont effacées du dossier du fonctionnaire au bout de trois ans : blâme, avertissement, suspension de fonctions de trois jours maximum. En fait, comme l’explique Sébastian Roché, il s’agit plus de simples « rappels à la loi » (comme ceux que peuvent prononcer les procureurs devant la justice), que de vraies sanctions.
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Or, ces « rappels à la loi » constituent la majorité des sanctions prononcées en cas de violences illégitimes. Et depuis 2018, c’est presque les seules. Le ministère de l’Intérieur ne sanctionne quasiment plus ces comportements : 2,5 véritables sanctions en moyenne par an (autant dire rien), contre au moins une trentaine annuelle avant 2018. Dans le détail, depuis 2018, on compte seulement 11 exclusions temporaires (dont une seule de plus de 15 jours), 2 rétrogradations, et 1 déplacement d’office. Les 55 autres « sanctions » prononcées depuis 2018 sont des blâmes ou des avertissements.
Sébastian Roché note la concomitance entre l’élection de Macron et la baisse du nombre de vraies sanctions. Il pointe le rôle probable de la hiérarchie policière : « Ce n’est certainement pas Emmanuel Macron qui a donné des instructions. Mais on peut imaginer qu’avec la crise des Gilets jaunes, le DGPN [directeur général de la police] se dise : “c’est le mauvais moment pour prononcer des sanctions”. Les règles semblent suspendues, voire annulées. Car depuis la fin de la crise des Gilets jaunes, la baisse du nombre de sanctions se prolonge. Il y a une modification des standards ».
Qui décide des sanctions disciplinaires ?
En cas de faute avérée, l’autorité hiérarchique est libre de proposer des sanctions… ou pas. Les sanctions autres que les blâmes, avertissements et suspensions de 3 jours maximum doivent passer en conseil de discipline, qui donne un simple avis. C’est la « commission administrative paritaire » (CAP) de chaque corps (gardiens de la paix, officiers, commissaires), élue parmi ses membres, qui fait office de conseil de discipline. Une CAP des gardiens de la paix est instituée dans chaque« zone de défense » (grosses régions administratives), sauf pour les CRS et les membres de la DGSI, pour qui elle est nationale. Pour les officiers et commissaires, la CAP est également nationale. L’« autorité investie du pouvoir disciplinaire » (différente de « l’autorité hiérarchique ») est libre de suivre ou pas les propositions du conseil de discipline. En général, il s’agit du directeur général de la police nationale (DGPN). Seule exception : les blâmes et avertissements contre les gardiens de la paix sont prononcés par les préfets des « zone de défense ». Enfin, le tribunal pénal peut interdire les policiers violents d’exercer une activité professionnelle. En pratique, il est le seul à prononcer des sanctions sévères : l’administration ne le fait jamais.
Un extrait du futur « 17 » de Flagrant déni, le guide en ligne pour les victimes de violences policières en 17 fiches pratiques et juridiques.
3) La justice est désormais la seule à prononcer des exclusions
Avant 2018, des exclusions définitives pour violences étaient parfois décidées : 13 en 2011, 7 en 2016, 5 en 2016, etc. L’exclusion peut résulter soit d’une mise à la retraite d’office, soit d’une exclusion pure et simple. Depuis 2018, l’Intérieur n’exclut plus les policiers violents. Pour Sébastian Roché, « c’est un point très important car les données sont précises et claires. C’est la meilleure preuve d’un changement de standard » dans la façon du ministère de l’Intérieur de gérer le phénomène des violences.
Qu’en est-il du côté judiciaire ? Lorsqu’elle condamne un policier, la justice peut prononcer une peine complémentaire d’interdiction d’exercer. Cette interdiction peut être temporaire, ou définitive. Dans ce dernier cas, et même dans certains cas d’interdiction temporaire, une « radiation des cadres » (équivalent au licenciement pour les fonctionnaires) doit intervenir. Flagrant Déni a pu accéder aux chiffres des peines complémentaires du ministère de la Justice (voir Méthodo). Le constat est clair : ce dernier est bien plus sévère que l’Intérieur. Entre 2018 et 2021, la justice a prononcé 72 interdictions d’exercer (temporaires ou définitives) pour des policiers, gendarmes et autres « personnes dépositaires » violentes .
Ainsi, le ministère de l’Intérieur compte en moyenne plus de 3 « radiations des cadres » (c’est-à-dire des exclusions définitives) pour violences illégitimes par an depuis 2018. Légalement, ces radiations ne peuvent pas être décidées par le DGPN à titre de sanctions. Elles interviennent sans doute suite aux condamnations judiciaires. Contacté le 11 mai 2023, le DGPN ne nous a pas répondu. Moralité pour les victimes : n’oubliez de rappeler à la justice qui si elle ne fait pas le travail de sanction disciplinaire, ce n’est pas Darmanin qui s’en occupera…
Cet article a été permis grâce au travail de décryptage mené pour la rédaction du « 17 » de Flagrant déni, un guide en ligne pour les victimes de violences policières (en 17 fiches pratiques et juridiques). La parution est prévue à l’automne.
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Méthodo
Pour écrire cet article, nous avons exploité trois séries statistiques :
– les condamnations de policiers ou gendarmes déjà publiées par Politis,
– les sanctions disciplinaires prononcées contre des policiers, chiffres obtenus et publiés par Libération, issus des « bilans sociaux » de la police nationale.
– et les condamnations de policiers ou gendarmes à des peines complémentaires que nous venons d’obtenir en exclusivité.
Nous avons réuni toutes ces données dans un tableau consultable en ligne.
Pour exploiter les données sur les sanctions disciplinaires des policiers, nous avons isolé 3 motifs de sanctions : les « violences » (nomenclature de 2011 à 2013), les « violences illégitimes ou traitements dégradants » (nomenclature de 2014 à 2017) et les « usages disproportionnés de la force ou de la contrainte » (depuis 2018). N’en déplaise à Darmanin, les violences policières existent, son ministère en a même une définition juridique précise ! Parmi l’ensemble des sanctions prononcées, les comportements violents sont très minoritaires (il existe nombre de manquements punissables : devoir de réserve, consultation illégale de fichiers, exemplarité, devoir de rendre compte, obéissance, etc.).
Nous nous sommes fiés aux intitulés des sanctions (avertissement, exclusion, etc), pas aux groupes (1 à 4) car ces derniers comportent souvent des erreurs. Nous n’avons pas pu remonter au-delà de 2011 car auparavant les données sont trop lacunaires pour assurer la comparaison.
Les données communiquées par la justice ne sont que partiellement comparables à celles du ministère de l’Intérieur : elles comptabilisent les violences commises par toutes les « personnes dépositaires de l’autorité publique » (PDAP) : policiers, gendarmes, surveillants pénitentiaires, etc.
Parmi le nombre total d’interdictions d’exercer prononcées par la justice, le nombre exact d’interdictions définitives n’est pas connu.
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