Disproportion des blessures à Sainte-Soline : la fabrique indécente des chiffres officiels

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Temps de lecture : 8 minutes Darmanin a fait tirer 2,5 grenades mutilantes par minute en continu mais refuse d’assumer la guerre qu’il a menée à “l’adversaire”. Par contre, le moindre bobo côté gendarmes est recensé. Analyse croisée entre Sainte-Soline et des documents exclusifs de Flagrant déni, sur Lyon.

Illustration de LAFFRANCE

Samedi 25 mars 2023, Sainte-Soline : à 17h30, Gérald Darmanin annonce « 24 gendarmes blessés ». Mais le lendemain, le procureur de la République publie un communiqué de presse dans lequel il indique que «  18 gendarmes supplémentaires ont dû recevoir des soins ». Le nombre officiel total de gendarmes blessés passe à 47. Explication : de l’aveu même du procureur, les nouveaux blessés se plaignent de « traumatismes sonores ». Cette chronologie du discours officiel a un petit air de déjà-vu.

Samedi 7 mars 2020, Lyon. Comme nous l’avons déjà raconté, entre 14h et 18h, durée de l’acte 69 des Gilets jaunes dans la capitale des Gaules, deux blessés policiers sont remontés par radio au commandement de police. Subitement, après la fin de la manifestation, 22 nouveaux blessés policiers apparaissent sur le compte-rendu officiel. Explication : un recensement exhaustif a eu lieu, et 14 membres des forces de l’ordre, y compris la commissaire en charge des opérations, se plaignent d’ « acouphènes suite à tirs de mortier ». Les 26 manifestants gravement blessés ne figureront eux, jamais dans les chiffres officiels.

masquer la disproportion du bilan humain

A Lyon, la presse avait repris en boucle l’« info » sur le nombre de blessés policiers. Mais cette fois-ci à Sainte-Soline, le tour de passe-passe n’a pas fonctionné. Une immense majorité des médias a commenté le nombre démesuré de blessé·es manifestant·es et les entraves du dispositif de maintien de l’ordre sur l’accès aux soins plutôt que la violence des « casseurs ». Il n’est pourtant pas inutile de revenir sur les tentatives des autorités pour masquer la disproportion du bilan humain.

Car sur toutes les ondes à leur disposition, le ministère de l’Intérieur et le procureur de la République de Niort (théoriquement en charge de la conduite impartiale des premières enquêtes) continuent de nier l’évidence. A 17h30 le samedi, le ministre de l’Intérieur renvoie dos à dos les blessés des deux camps. Bien sûr, selon Darmanin les gendarmes sont les plus fortement touchés : « 24 blessés, 23 en urgence relative, un en urgence absolue et de ce que nous en savons il y a 7 manifestants blessés, 6 en urgence relative et 1 en urgence absolue ».

au moins une personne éborgnée

Mais le plus incroyable, c’est l’entêtement du parquet. Face aux chiffres publiés par les Soulèvements de la terre dès le samedi soir, évoquant 200 blessés dont 40 blessures « délabrantes », le procureur de la République de Niort continue, le lendemain dimanche, de compter 7 blessés parmi les manifestant·es. Selon lui, « le bilan des manifestants blessés n’a pas évolué ». Un aveuglement qui fait froid dans le dos, quand on voit les images qui ont défilé en boucle sur les réseaux, et quand on sait que, selon la Cour européenne, les parquets devraient s’auto-saisir en cas de suspicion de violences policières. D’après la communication officielle, le procureur n’a ouvert d’office que 4 enquêtes en tout.

Serge est ce matin toujours dans le coma, suite à un trauma crânien causé par une GM2L, selon ses proches. Son pronostic vital est « engagé ». Mickaël est toujours dans le coma, mais son pronostic vital n’est plus « engagé », selon sa mère. Selon elle, il a dû être « opéré du cerveau » à cause de la présence de « sang dans la tête », provoquée par la « compression » d’« un tir de LBD reçu dans le cou ».

Les autres blessures décrites dans le recensement effectué par la « base arrière » des Soulèvements de la Terre (chargée notamment de la coordination des soins) est révélateur de scènes de guerre. Nous avons pu consulter ce document, réalisé au fur et à mesure des l’arrivée des blessé·es. Il mentionne  : « œil (perdu), état stable, blessure par impact œil droit », « fracture du pied », « polytraumatisé avec mutilation à la tête », « plaie avant bras droit profonde avec nécrose et présence d’éclats », « 4 fractures mâchoire mais arrive à parler », « mutilation du nez (fracture / arraché) », etc.

300 grenades explosives en 2 heures

Le nombre de grenades utilisées est lui-même extraordinaire. D’après le ministre de l’Intérieur sur BFM, 260 GM2L ont été lancées ce samedi. S’y ajoutent, selon le rapport du ministère de l’Intérieur, 40 « dispositifs déflagrants ASSR ». Ces grenades, en fait appelées « ASSD » sont des armes proches de la GM2L au point que l’habilitation est la même pour les deux armes. Les GM2L sont des grenades dites « assourdissantes », proches des GLIF4, connues pour avoir mutilé de nombreuses personnes, dont Alban*, qui a eu la main arrachée à Redon en juin 2021. Rémi Fraisse lui, avait été tué par une grenade OF, elle-même l’ancêtre de la GLIF4.

D’après la chronologie effectuée sur place par Flagrant déni, les affrontements ont eu lieu en deux phases. La première, la plus intensive, a duré environ 1h35, de 12h35 à 14h10. Après une pause et un « repli de l’adversaire », selon le langage militaire, une seconde séquence a eu lieu, plus courte et moins intense : de 15h10 à 15h35 environ, soit 25 minutes. Au total, les tirs se sont concentrés sur ces seules deux heures.

la « banalité du mal » version Darmanin

Samedi, à Sainte-Soline, 3200 gendarmes ont donc lancé 2,5 grenades explosives (qu’ils connaissaient comme extrêmement dangereuses) chaque minute. Dans un communiqué, les Soulèvements condamnent « un dispositif militaire pensé pour produire un grand nombre de blessés et ne pas exclure de tuer. Tuer, pour protéger un symbole, celui de leur autorité, envers et contre toute raison ». Le ministre de l’Intérieur a réussi à créer les conditions politiques et psychologiques pour que « l’adversaire » soit soumis à un véritable feu guerrier. C’est la « banalité du mal », version Macron et Darmanin.

« C’était une scène de guerre, raconte Lucas*, 19 ans, manifestant contre les méga bassines ce week-end. Des explosions, j’en ai vu plein, c’était horrible, ça explosait de partout. Tu courrais pour en fuir une et tu ne savais pas si tu n’allais pas tomber sur une autre qui allait exploser. Il y en avait qui pétaient dès qu’elles arrivaient au sol, d’autres 1 ou 4 secondes plus tard. Et certaines n’explosaient pas mais explosaient quand une autre arrivait et la faisait péter. Ça explosait et presque à chaque fois on entendait ‘medics !’ Pour des gens blessés ».

presque 1 grenade lacrymo à la seconde

Pour comparaison, lors de la mort de Rémi Fraisse en octobre 2014, 107 grenades assourdissantes avaient été tirées. Lors de la mutilation d’Alban à Redon, 129 tirs de ces grenades avaient eu lieu. Avec 300 tirs, le nombre a plus que doublé à Sainte-Soline. Quant à lui, l’usage des lacrymogènes devient complètement délirant. Environ 4800 tirs, si l’on en croit le rapport publié par le ministère de l’Intérieur (chiffre officiel de 5015 « grenades lacrymogènes », ôté des 260 GM2L qui sont à la fois lacrymogènes et assourdissantes). 40 grenades par minute, soit une toutes les 1,5 secondes.

Dressant le bilan de la précédente manifestation à Sainte-Soline, le journal « la Voix du gendarme » insistait sur la nécessité « de saturer de gaz lacrymogènes de vastes compartiments pour fixer l’adversaire dans la profondeur ». C’est désormais chose faite. Lors de la mort de Rémi Fraisse à Sievens, 237 lacrymos avaient été tirées, et 1468 à Redon. Par rapport à Redon, la « capacité de saturation » a été multipliée par plus de 4. Par rapport à Sievens, c’est… 20 fois plus. Une augmentation sidérante.

un « telex » porté disparu

Côté gendarmes, quel est le bilan ? Personne ne semble prêt à en parler. Les rapports publiés avec tambour et trompettes par le ministre de l’Intérieur, prompts à commenter « le niveau de violence extrême de la frange radicale des opposants », restent très discrets sur les résultats concrets de cette violence. Deux gendarmes ont été pris en charge par les pompiers en « urgence absolue ». L’un a subi un « traumatisme au bassin », l’autre une « blessure par déflagration ou explosion ». Les blessures et les circonstances des 45 gendarmes en « urgences relative » ne sont pas mentionnées.

Seul l’aveu rapide du procureur sur les « traumatismes auditifs » des 18 gendarmes donne une indication pour les autres. Contactée par Flagrant déni, la préfecture assure n’avoir aucune information sur ces blessures. Elle se retranche derrière « le secret médical » et renvoie vers le procureur de la République de Niort. Malgré plusieurs relances, ce dernier est resté silencieux. Pourtant, contrairement à ce qu’elle prétend, la préfecture a forcément eu un détail des blessures des gendarmes.

des traumatismes sonores « passe-partout » selon une source policière

Une source policière habituée au maintien de l’ordre explique à Flagrant déni : « Le document qui permet de renseigner les blessés, c’est le telex de maintien de l’ordre réalisé par l’autorité civile [l’autorité de police qui dirige les opérations de maintien de l’ordre]. Les blessés sont recensés au fur et à mesure en salle de commandement, et les chefs d’unité font remonter les blessés à la fin du service ». A la fin des dispositifs de maintien de l’ordre, ces telex sont envoyés au ministère de l’Intérieur et à la préfecture. A Sainte-Soline, c’est Emmanuelle Dubée, la préfète elle-même, qui a assuré le rôle d’« autorité civile ». C’est donc sous sa direction que le fameux « telex » a dû être rédigé.

Sur l’apparition subite de 18 « traumatismes auditifs », notre source reste dubitative : « Les CRS qui tombent malades tous d’un coup, ça arrive, en général c’est par opposition à la hiérarchie. Les acouphènes, c’est passe-partout, c’est un peu comme la blessure au genou, déclarée le lundi quand le fonctionnaire descend du véhicule de service, alors qu’il s’était fait une entorse au foot le week-end. Qu’un ministre de l’Intérieur, surtout celui-là, cherche à gonfler les statistiques de policiers blessés, ce n’est pas impossible. En revanche c’est impossible qu’il y ait des ordres officiels en ce sens, il y a trop de risques de fuites ».

détail des blessures policières : 5 telex passés au crible

Pour essayer d’en savoir plus dans le silence des autorités, nous avons consulté plusieurs de ces « telex » concernant des maintiens de l’ordre à Lyon lors des manifestations de Gilets jaunes et pour les retraites, entre février 2019 et mars 2020. Nous avons sélectionné 5 manifestations lyonnaises ayant fait l’objet d’un nombre important de blessés policiers. Sur 5 manifestations, les « telex » décomptent 85 policiers blessés au total.

– Première grande leçon : seuls deux policiers sur 85 ont dû subir une hospitalisation. Le premier avait été blessé à la clavicule et au cou par des jets de projectiles. Le second, blessé à la main gauche, a été victime d’une « chute », sans plus d’explication. En tout, seuls 4 policiers ont été blessés à la tête ou au cou. La plupart des blessures décrites sont légères (souvent de simples « douleurs »). Comme à Sainte-Soline ce week-end, une part non négligeable des « blessures » recensées sont de simples « acouphènes » : 15 sur 85 au total.

13 % des policiers se blessent eux-mêmes

– Seconde leçon : les causes de ces blessures. Si la description des blessures (ci-dessus) est toujours mentionnée (très succinctement en général), les causes sont souvent omises. Elles ne sont recensées que dans 54 cas. Parmi ces causes, telles que décrites par policiers :

– 60 % de tirs de projectiles
– 26 % d’acouphènes suites à tirs de « mortiers » (gros pétards).
– 13 % de blessures par les policiers eux-même : chute, lors d’une interpellation, usage de grenades de désencerclement (deux policiers).

Pour Sainte-Soline, les autorités n’ont donné aucune indication sur l’origine possible des blessures des deux gendarmes hospitalisés. La « blessure par déflagration ou explosion » mentionnée peut résulter d’un tir de « l’adversaire » comme le dit la gendarmerie dans son langage de guerre, ou d’une arme policière.

des plaintes à venir

Lucas* a lui-même été blessé : « une GM2L m’a explosé par derrière au niveau du mollet et j’ai été brûlé au second degré. Dans la blessure il y avait des morceaux de grenade et de tissu. Je ne voulais surtout pas aller à l’hôpital là bas par peur de me faire embarquer là bas par les flics. Je suis rentré chez moi dans la nuit de samedi à dimanche et des amis m’ont soigné et m’ont enlevé les éclats dans la blessure. Lundi je suis allé chez le médecin pour l’arrêt de travail. Il m’a mis 5 jours d’ITT. Je ne vais pas pouvoir marcher pendant 5 jours et je vais avoir mal pendant au moins deux semaines ».

Jamais pris en charge, jamais hospitalisé, ne souhaitant pas déposer plainte, il fait partie des dizaines de blessé·es que les autorités refusent de comptabiliser. Le bilan des blessé·es réalisé par la « base arrière » des Soulèvements n’est pas encore définitif. D’après Chloé Chalot, l’avocate qui a déposé plainte pour les deux personnes en état critique, « d’autres plaintes pourraient intervenir dans les prochains jours au vu du nombre de personnes blessées ».

Comme d’habitude, il faudra beaucoup d’énergie pour contrecarrer la cécité du procureur de la République. Mais la colère est immense.

  • Les prénoms ont été changés

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