Grenades explosives : pour en finir avec l’impunité

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Temps de lecture : 7 minutes Pour en finir avec les grenades de la République (2/2). Aucun policier ou gendarme n’a jamais été condamné pour un usage illégal de grenade explosive. Les seules « fautes » condamnées par la justice… sont celles de Rémi Fraisse, tué par une grenade, et d’une autre victime. L’obscénité judiciaire doit cesser.

Illustration de FLAGRANT DENI

4 avril 2023. Le procureur de la République de Rennes, Philippe Astruc, en charge des enquêtes visant les gendarmes de Sainte-Soline assure: « aucune responsabilité ne sera éludée ». Vraiment ? A l’heure où l’inspection générale de la gendarmerie (IGGN) commence à blanchir les comportements les plus suspects, il est permis d’en douter.

D’abord, à ce jour, et à notre connaissance, aucun policier ou gendarme n’a jamais été condamné pour un tir illégal de grenade à effet de souffle, quelle qu’elle soit : OFF1, GLIF4, GM2L ou ASSD. Le CRS qui a arraché la main de Gabriel Pontonnier, à Paris en novembre 2018, a été mis en examen en mars 2022. Mais depuis, « l’affaire est toujours devant le juge d’instruction et on n’a pas de nouvelle », déplore Aïnoha Pascual, l’une des avocat·es de Gabriel. Pour Rémi Fraisse, tué par une grenade OFF1 en 2014, aucune responsabilité pénale n’a été retenue. L’affaire a été définitivement tranchée en France par la Cour de cassation en mars 2021. Ce « non-lieu » fait l’objet d’un recours devant la Cour européenne des droits de l’Homme, qui n’est toujours pas jugé.

Aucun policier ou gendarme condamné

Pour le reste, aucun·e des avocat·es spécialisées dans la défense des victimes de violences policières que nous avons contacté·es n’a connaissance d’une condamnation de policier ou de gendarme dans ce type de dossier. Pareil du côté de Désarmons-les, qui milite aux côtés des victimes contre ces grenades (entre autres). La condamnation d’un gendarme a bien eu lieu en janvier 2019, mais c’était pour un tir de grenade de désencerclement (GMD), pas pour une grenade à effet de souffle explosive. La victime avait été blessée en octobre 2014 à Sivens (comme Rémi Fraisse), par une GMD tirée à l’intérieur de sa caravane.

Après Sainte-Soline, les victimes attendent que Darmanin « rende des comptes ». Ce sont les tribunaux administratifs qui sont compétents pour examiner la responsabilité de l’État. A la différence des tribunaux pénaux, ils jugent les fautes commises par l’administration, et non celles des individus qui la composent. De ce côté-là, le son de cloche des avocat·es spécialisé·es est le même : il n’y a jamais eu de condamnation pour « faute ». En tout et pour tout, l’État n’a été condamné qu’une seule fois pour un tir de grenade : c’est pour la mort de Rémi Fraisse. Après des années de combat judiciaire, ses proches ont eu droit à une modeste indemnisation de 46 000€. Surtout, la cour administrative d’appel de Toulouse se base sur un « régime de responsabilité sans faute du fait des attroupements ».

État responsable, mais jamais coupable

Que signifie ce régime ? Concrètement, les tribunaux peuvent décider d’une indemnisation, sans se prononcer sur le fait qu’une faute ait pu être commise, ou non. S’il y a faute, ça veut dire que l’administration a mal agi, et théoriquement du moins, elle doit en tenir compte. Sur les grenades, comme il n’y a jamais « faute », l’usage des armes n’est pas encadré par la jurisprudence. Les tribunaux prononcent des jugements qui n’ont aucune portée contraignante. Pour les tirs de LBD, c’est la même histoire, et les revues juridiques spécialisées commencent à s’en alarmer. En clair, grâce à la bienveillance des tribunaux administratifs, l’État a donc été jugé une seul fois « responsable » pour un tir de grenade, mais jamais « coupable ». Mais il y a pire.

Étienne Noël, l’avocat qui a défendu les proches de Rémi Fraisse devant les juridictions administratives, explique : « Dans le cadre du régime de responsabilité sans faute, le débat porte surtout sur la responsabilité de la victime. Et souvent, les tribunaux disent aux victimes, en gros : “tu n’avais qu’à pas être là” ». L’argumentaire des juridictions relève d’un cynisme total. Pour Rémi Fraisse, la cour de Toulouse explique que « les forces de l’ordre présentes sur le terrain n’avaient pas forcément conscience de la dangerosité potentielle des grenades offensives ». C’est notamment ce qui justifie qu’aucune faute n’est retenue contre l’État.

Les seules jugées « fautives » sont les victimes !

En revanche, en restant « tout près de la ligne de défense tenue par les forces de l’ordre et à proximité immédiate des manifestants violents », Rémi Fraisse « a fait preuve d’imprudence, alors même qu’il ne pouvait ignorer la dangerosité de la situation pour en avoir été le témoin direct lors de son arrivée sur la zone d’affrontement ». La cour retient la « responsabilité » de Rémi Fraisse à hauteur de 20 % de son propre préjudice. Son imprudence est qualifiée de « fautive » dans le jugement, ce qui n’est jamais le cas du comportement de l’État.

Ce raisonnement juridique n’est pas isolé. En 2009, un éducateur sportif est amputé de deux orteils suite à l’explosion d’une GLIF4 à Saint-Nazaire. En 2021, la cour d’appel de Nantes estime que, « en mettant le pied sur une grenade lacrymogène dont il ne pouvait ignorer le danger qu’elle représentait, [il] a commis une faute ». Il a été jugé responsable de la totalité de son préjudice.

Du côté de la Cour de cassation, on retrouve le même argumentaire dans le dossier de Rémi Fraisse. D’un côté, les manifestants « qui pouvaient reculer, savaient à quoi s’attendre en se maintenant sur les lieux ». Il n’y a donc pas « eu d’effet de surprise » quand les OFF1 ont été tirées. En revanche pour les gendarmes, la mort de Rémi Fraisse était « difficilement prévisible » parce que « la chute de la grenade derrière la tête de la victime » l’a maintenue bloquée avant explosion entre son cou et son sac à dos. En résumé, les juridictions françaises semblent penser que les victimes sont mieux formées et informées sur le maniement des grenades que les policiers et gendarmes leur lancent dessus. C’est proprement obscène. Pour Claire Dujardin, qui a défendu les proches de Rémi Fraisse devant la justice pénale, et désormais devant la CEDH, «le traitement de cette affaire est indigne et scandaleux ».

Les juges à la traîne

L’autre problème, c’est que la lenteur de la justice empêche ses décisions (dans l’hypothèse où il y en aurait) d’avoir un impact concret. La plupart des dossiers impliquant des GLIF4 par exemple, sont soit classés sans suite, soit encore au stade de l’instruction. Si une décision intervient, son utilité politique sera nulle : les GLIF4 n’existent plus. A chaque fois, un petit changement de modèle de grenade suffit au ministère de l’Intérieur pour échapper à tout contrôle juridique. Comme le raconte Désarmons-les, l’histoire est ancienne. L’OF37 est en dotation depuis 1937. Elle tue des manifestants en mai 68, puis Vital Michalon, lors d’une manifestation contre la centrale « Superphénix » de Creys-Malville en juillet 1977. Quand la justice finit par prononcer un non-lieu en 1980, l’OFF1, sa remplaçante, est déjà utilisée.

L’OFF1 tue Rémi Fraisse en octobre 2014 et est interdite en novembre de la même année. La GLIF4 est déjà en service depuis longtemps : elle avait déjà fait des dégâts en 1977 lors de la manifestation de Creys-Malville. En fait, en 2014, la société Alsetex, qui fabrique la GLI-F4, a déjà décidé d’arrêter sa fabrication, notamment suite à un accident mortel survenu dans l’une de ses usines en juin 2014. Dès 2014, le ministère de l’Intérieur sait qu’il va devoir mettre en fonction une autre grenade et termine les stocks de GLIF4. Elle sera officiellement proscrite en janvier 2020. La GM2L est déjà entrée en scène. Un document de la gendarmerie que nous avons consulté indique qu’elle a fait l’objet d’« expérimentations dès avril 2017. Les premières livraisons de GM2L ont commencé en septembre 2017 ». D’après le ministère de l’Intérieur, son usage sur le terrain a débuté en 2018.

Utilisation exponentielle

La justice signe donc un blanc-sein général, et la police et la gendarmerie balancent de plus en plus de grenades à effet de souffle. Pour Claire Dujardin, l’avocate des proches de Rémi Fraisse, « ce qui est sidérant, c’est l’absence totale de remise en cause de l’État. Aucune leçon n’a été tirée de Sivens et on continue avec les mêmes armes qui tuent et mutilent ». Jean-Pierre Fraisse, le père de Rémi, déplore : « On a toujours des grenades qui peuvent tuer. La mort de Rémi a permis d’interdire ces OF-F1, mais on a continué dans la militarisation de la police et de la gendarmerie ». Les chiffres sont éloquents. Fin 2014, après la mort de Rémi Fraisse, Mediapart soulignait la quantité de grenades à effet de souffle utilisées : 91 grenades OF à Mayotte en 2011 dans le cadre mouvement contre la vie chère, 104 à Notre-Dame-des-Landes lors des premières opérations des gendarmes entre 2012 et 2013, 107 OF et GLIF4 en 2014 à Sivens.

Un nouveau pallier est franchi en avril 2018 à Notre-Dame-des-Landes avec 3000 grenades GLIF4 en une dizaine de jours, puis le 1er décembre 2018 à Paris : 339 grenades GLIF4 en une longue journée (12 heures environ). Lors de la « dramatique rave-party » de Redon en juin 2021, 129 grenades, toutes des GM2L, sont lancées, en une seule nuit (8 heures environ). A Sainte-Soline, un doute persiste. La gendarmerie donne le chiffre de 40 grenades ASSD mais refuse de préciser le nombre de GM2L. Gerald Darmanin lui, a évoqué le chiffre de 260 GM2L. Contactée par téléphone, la direction générale de la gendarmerie refuse de confirmer ce chiffre, tout en précisant que « si c’est le ministre qui l’a donné, ça doit être le bon ». Une chose est sûre : la grenade à effet de souffle n’est plus l’arme « tout à fait exceptionnelle » décrite par le préfet de Paris en 2018.

« Il y avait un truc blanc qui dépassait, c’était un bout d’os »

Selon les mots policés du procureur de Rennes, « le temps judiciaire n’est pas le temps médiatique » et « l’étiologie des blessures » (c’est à dire leur causes) n’est « pas établie » pour l’instant. Mais nombre de blessures constatées à Sainte-Soline ne laissent planer aucun doute. Comme l’écrivaient déjà les experts du dossier d’Alban, « la grenade GM2L est, dans l’arsenal des forces de l’ordre, le seul type de grenade qui serait susceptible de provoquer les dégâts comparables ». Seule différence depuis Redon : entretemps, la grenade ASSD est entrée en service. Parmi les blessures recensées par la base arrière des Soulèvements de la terre, on recense : « éclat d’obus de grenade, plaie 3-4 cm, ronde avec nécrose et perte substance fesse droite », « plaie œil éclats de verre », « plaie par arrachement de nez », etc.

Le témoignage de Lucas*, que nous avons publié fin mars, laisse peu de doutes sur l’origine des blessures qu’il a subies. Il parle lui-même de « scène de guerre », précisant que « ça explosait de partout ». Simon* lui, fait partie des rares personnes qui se sont rendues à l’hôpital de Niort pour se faire soigner. Il raconte : « Ma chaussure a été explosée, mon pantalon était en lambeaux, la plaie était ouverte. Le médecin a dit que c’est une explosion qui a tout soufflé. J’ai 6 ou 7 fractures des doigts de pied, et des phalanges étaient complètement déplacées. Ils ont dû me mettre des broches. J’avais une autre fracture au-dessus du pied. Il y avait un truc blanc qui dépassait : c’était un bout d’os. Je dois passer 3 mois sans poser le pied sur le sol, et il y a encore un risque d’infection vu l’état des chairs ».

Qui arrêtera Darmanin ?

Ces récits, ces chairs arrachées, ces os brisés sont autant la conséquence des obscènes décisions de justice rendues jusqu’ici que des choix agressifs d’un ministre de l’Intérieur en roue libre. Sur les grenades comme sur bien d’autres sujets, qui arrêtera Darmanin ? Du côté de la justice, il y a peu d’espoirs. En juillet 2019, le Conseil d’État avait été saisi par plusieurs Gilets jaunes mutilés sur la légalité des GLI-F4. Ces grenades avaient occasionné au moins dix blessures graves pendant le mouvement des Gilets jaunes, mais la plus haute juridiction administrative avait préféré autoriser le ministère de l’Intérieur à continuer de mutiler.

A l’époque, le Conseil d’État pouvait écrire que « les représentants de la force publique ne sauraient faire usage de grenades GLI F4 qu’en cas d’absolue nécessité et de manière strictement proportionnée ». Selon lui, rien n’indiquait alors que ces « conditions légales […] ne pourraient être respectées ». Les juges estimaient que « ces conditions d’utilisation s’imposent à l’ensemble des forces de l’ordre et leur méconnaissance est de nature à engager leur responsabilité et à fonder, le cas échéant, des poursuites pénales ». Autrement dit, l’existence de recours devant les tribunaux administratifs et de poursuites pénales était l’une des principales raisons de ne pas interdire de façon générale les grenades à effet de souffle. Après quatre années d’impunité et d’amputations, si le Conseil d’État était ressaisi, jugerait-il de même ?

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