Les chiffres de l’IGPN, un iceberg des violences policières
Temps de lecture : 5 minutes Combien d’enquêtes ont été ouvertes pendant les manifs pour les retraites ? Ou pendant les Gilets jaunes ? Personne ne le sait ! Le ministère de l’Intérieur distille des chiffres tronqués, qui participent à l’invisibilisation des violences policières.
Illustration de LAFFRANCE
Ce mardi, il est probable que le prochain rendez-vous social contre la réforme des retraites s’accompagne de nouvelles violences policières. Mais au fait, combien d’enquêtes sont en cours pour les faits commis jusqu’ici ? Personne ne connaît la réponse… Et pourtant : ça n’empêche pas nombre de médias de donner des chiffres ! Le 1er avril 2023 (sic), le ministre de l’Intérieur s’installe dans les colonnes du Journal du dimanche, sort la mitraillette à petites phrases, et balance un chiffre : « 36 enquêtes judiciaires » ouvertes par l’IGPN, et 2 par l’IGGN (son homologue pour la gendarmerie) pour violences policières pendant les manifestations pour les retraites.
L’AFP reprend ces chiffres, et les voilà qui tournent en boucle dans les médias, de Libé à Cnews en passant par FranceTV, Le Point, etc. Tous ces médias (et bien d’autres) titrent sur le chiffre choc du ministre. Encore aujourd’hui, si on interroge les moteurs de recherche à partir de l’entrée « retraites enquêtes violences policières », ils renvoient essentiellement vers ces articles. Et quelques autres du même style, réactualisés à la mi-avril. A ce jour et à première vue, les manifestations contre la réforme des retraites ont donné lieu, avant le 1er mai, à une soixantaine d’enquêtes judiciaires pour violences policières.
Circulation circulaire de l’information policière
Mais il y a un hic de taille : l’IGPN et l’IGGN reconnaissent sans détour dans leurs rapports respectifs qu’elles ne traitent, globalement, que 10 % des enquêtes judiciaires sur la police et la gendarmerie (tous types de faits et de périodes confondues). Alors, quel est le chiffre global d’enquêtes sur les violences policières pendant les retraites ? Non seulement on n’en sait rien, mais aucun média ne le dit ! Pendant combien de temps le Gouvernement va-t-il continuer de garder le silence ? A défaut de pouvoir s’appuyer sur un chiffre sur le nombre de violences elles-mêmes (souvent non déclarées par les victimes), le nombre d’enquêtes constituerait pourtant un indicateur solide de l’évolution du phénomène.
Ce trou dans la statistique publique n’est pas nouveau. Trois ans après la fin du mouvement des Gilets jaunes, il est impossible de savoir combien d’enquêtes judiciaires ont été ouvertes. Même l’Assemblée nationale, qui a lancé une commission d’enquête sur le sujet, a dû se contenter des chiffres de la seule IGPN (456 enquêtes judiciaires pour violences pendant le mouvement). A l’époque, le pouvoir législatif avait déploré que « les données statistiques disponibles ne permettent pas à ce jour d’établir un bilan annuel complet et précis des poursuites judiciaires et des condamnations pénales infligées à des policiers et à des gendarmes ».
Mystère des ministères
Théoriquement, trois instances pourraient publier des données : la police, la gendarmerie, et la justice. Mais elles ne le font pas. Sur une séquence particulière (retraites, Gilets jaunes, etc.), la production statistique nécessiterait un traitement qualitatif. Par exemple, une plainte pour violences par personne dépositaire commises le 1er mai ne signifie pas forcément que les faits ont été commis dans le cadre d’une manifestation. L’une des trois instances fait-elle ce travail ?
Interrogée par Flagrant déni à propos des retraites, la Direction générale de la police nationale est claire : « Nous ne sommes pas en capacité de donner des indications s’agissant d’une période aussi récente, hors déclarations sur le nombre d’enquêtes confiées à l’IGPN pour des mises en cause correspondants à la semaine écoulée ». Même son de cloche du côté de la gendarmerie. La justice elle, a-t-elle des informations chiffrées ? Il est possible, voire probable que les procureurs de chaque tribunal fassent remonter les informations au ministère. Mais le mystère demeure : le ministère de la Justice ne nous a pas répondu malgré plusieurs relances.
Des cellules pas « déontologiques »
Mais au fait, en dehors de l’IGPN et l’IGGN, qui traite les enquêtes ? La Direction générale de la police liste clairement : les enquêtes sur « des faits commis par des policiers peuvent être diligentées par l’IGPN, les cellules déontologies […], voire par des services d’enquête classiques ». Une circulaire prévoit que, à gravité égale, les parquets doivent choisir l’IGPN seulement dans les cas de violences policières à caractère « sensible ». C’est un critère totalement cynique : l’IGPN ne cache pas qu’il s’agit de prendre en compte leur « degré d’exposition médiatique ». Ainsi, par un magistral tour de passe-passe institutionnel, les cas de violences policières peu « exposés »… le restent, y compris au niveau statistique.
Pour la police, l’essentiel des enquêtes semble traité par les « cellules déontologie », mais à défaut de communication officielle, on en est réduit aux conjectures. Sébastian Roché, chercheur au CNRS, explique : « Il faudrait déjà que les cellules déontologiques soient déontologiques, et qu’elles rendent publique leur activité. Or elles ne le font pas. Même si elles n’ont pas les moyens d’analyser leurs données, il faudrait au moins qu’elles les partagent. Et à ma connaissance, elles ne le font pas ». L’incapacité de la Direction générale de la police nationale à répondre nos questions semble le confirmer.
Qu’est-ce que les « cellules déontologie » ?
Les « cellules déontologie » sont sans doute les services qui assurent le plus grand nombre d’enquêtes sur des policiers. Pourtant, ce sont les moins connus. Elles ne font l’objet de presque aucune communication institutionnelle, et même les règlements internes qui organisent leur fonctionnement ne sont pas publics. Et pourtant, elles existent ! Selon les villes, ces « cellules » portent des noms différents : « service de déontologie de synthèse et d’évaluation » (SDSE) à Paris, « cellule zonale déontologie et discipline » à Lyon ou Lille, etc. Ces services assurent les mêmes missions que l’IGPN (enquêtes judiciaires et disciplinaires, audits). Elles sont saisies pour les affaires les moins graves ou moins médiatisées. Dans la hiérarchie policière, elles appartiennent aux services locaux de sécurité publique, qui assurent (en gros) la police du quotidien. Elles ne sont pas compétentes pour les CRS, la police aux frontières, ou la PJ. Elles sont placées sous l’autorité des directeurs locaux de sécurité publique, qui sont par ailleurs les chefs directs des policiers mis en cause. Leur indépendance est donc encore plus douteuse que celle de l’IGPN. En outre, une analyse des enquêtes menées par la cellule déontologie de Lyon a montré qu’elle réalise des enquêtes beaucoup moins complètes que l’IGPN.
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Côté gendarmerie, le rapport annuel 2021 de l’IGGN explique que « les enquêtes judiciaires sont réparties entre l’IGGN et les sections, voire les brigades de recherches (SR et BR) ». Les SR et BR sont les services locaux d’enquêtes de droit commun de la gendarmerie. Il n’est pas rare que même des affaires graves, comme la main arrachée d’Alban à Redon, leur soient confiées.
Environ 10 000 enquêtes annuelles, mais combien pour violences ?
Car les données annuelles publiées par le ministère de l’Intérieur sont extrêmement imprécises. Dans ses rapports annuels, l’IGPN rappelle qu’elle n’est « saisie que des affaires les plus graves ou les plus retentissantes, soit environ 10 % du total ». Globalement, l’IGPN a traité 1091 enquêtes judiciaires en 2021, tous faits confondus (violences, consultations illégales de fichiers, corruption, etc.). Il faudrait donc théoriquement pouvoir dénombrer un total de 10 000 enquêtes ouvertes en 2021, tous services confondus. Sur la répartition entre services et le motif des enquêtes, c’est le silence total. L’IGPN indique seulement que près de la moitié de ses enquêtes concernait l’usage de la force (510 enquêtes).
L’IGGN est un peu plus transparente. Depuis son rapport annuel 2021, elle indique non seulement combien elle a elle-même traité d’enquêtes judiciaires sur des gendarmes (59 nouveaux dossiers), mais aussi ceux traités par des gendarmeries locales (463 nouveaux dossiers). Il y a donc eu 522 enquêtes ouvertes contre des gendarmes en 2021, toutes infractions confondues (20 fois moins que pour la police). Le motif de ces enquêtes n’est en revanche pas communiqué, donc le nombre d’enquêtes pour violences est inconnu.
Fin 2022, l’hebdomadaire Politis a obtenu (une grande première), les chiffres des policiers et gendarmes mis en cause dans des enquêtes judiciaires. Mais ces chiffres ne comptent que les procédures où les auteurs ont été identifiés. Or, ces auteurs restent souvent non identifiés. Le nombre total d’enquêtes ouvertes chaque année par la justice pour des violences commises par des « personnes dépositaires de l’autorité publique » reste inconnu. Mi-mai, nous avons demandé ce chiffre au ministère de la Justice. Nous n’avons pas reçu de réponse. Nous ferons des relances jusqu’à en obtenir une.
Cet article a été permis grâce au travail de décryptage mené pour la rédaction du « 17 » de Flagrant déni, un guide en ligne pour les victimes de violences policières (en 17 fiches pratiques et juridiques). La parution est prévue à l’automne.
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