“Services déontologie” : l’IGPN des pauvres

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Temps de lecture : 5 minutes 7 péchés capitaux de la police lyonnaise #6. L’essentiel du contentieux police-population est pris en charge par un service dont personne ne parle. A l’ombre de l’IGPN, il présente encore moins de garanties d’indépendance.

ILLUSTRATION DE FLAGRANT DENI

Tout comme le ministre de l’Intérieur, nous avons repéré une série de « péchés capitaux » de la police. Jusqu’à la fin du « Beauvau de la sécurité », nous publierons une série d’informations, souvent inédites, toujours vérifiées.

Dans le jargon des spécialistes, on parle souvent de « chiffre noir » de la délinquance pour pointer la différence entre le nombre de crimes et délits réellement commis, et le nombre de crimes et délits officiellement répertoriés par les services. Mais alors, de quelle couleur est le « chiffre » des infractions policières, si on ignore même ce que les services enregistrent chaque année ? Aujourd’hui, dans un contexte où les dirigeants politiques se sont longtemps évertués à dénier l’existence de « violences policières », il est en effet impossible de connaître le nombre total de crimes et délits policiers portés à la connaissance des autorités.

 85 % des dossiers échappent à l’IGPN

Cette difficulté est en partie due au fait que, contrairement à une idée reçue, l’IGPN ne réalise qu’une minorité des enquêtes impliquant des violences commises par des policiers. Dans son rapport d’activités 2019, elle concède ne traiter que 15 % environ des enquêtes administratives, qui donnent lieu à des sanctions disciplinaires internes. Au niveau judiciaire, la proportion n’est pas connue, mais la pratique est la même. Mais alors, qui assure la grande majorité des enquêtes concernant les violences policières ? Pour l’essentiel, ces enquêtes sont prises en charge par un service qui n’a aucune existence dans le débat public, est absent des rapports parlementaires, et ne retient l’attention d’aucun-e journaliste.

Comment s’appelle ledit service ? La question est simple, la réponse compliquée : il varie selon les départements, ce qui participe à le rendre invisible. Nous le nommons ici « service déontologie discipline » par commodité – pour pointer un problème, il faut bien commencer par le nommer. Selon la taille des directions départementales de sécurité publique (les DDSP), il s’agit d’un « pôle », d’une « cellule » ou d’un « bureau ». Et selon les fantaisies locales, il allie les termes « discipline et déontologie » aux fonctions de « commandement », d’« audit » ou de… « contrôle technique ». Dans les plus petites DDSP, le service est assuré par une personne qui assume en même temps d’autres fonctions – comme, parfois, celle de chargé de com’ de la police locale.

Un IGPN des pauvres

Depuis une décision de la direction générale de la police, la part des enquêtes administratives réalisées par les services « déontologie » est en hausse, quand celle de l’IGPN est en baisse. L’Inspection en a réalisé 290 en 2018, et seulement 224 en 2019 : moins 23 %. Un chiffre « conforme à la politique mise en œuvre à partir de 2017 », veut croire l’institution. Dans les faits, la répartition des dossiers obéit à une logique parfaitement cynique : l’IGPN ne traite que « les affaires les plus sensibles, en raison de la gravité des faits ou du degré d’exposition médiatique » – toujours dixit l’Inspection.

En pratique, le second critère compte bien plus que le premier. A Lyon, les exemples de cas graves confiés au « Pôle commandement, discipline et déontologie » (PCDD, son petit nom local) ne se comptent plus. C’était déjà le cas de ce supporter de foot blessé à l’œil par un tir de LBD en 2014 ; c’était encore le cas plus récemment pour ce jeune renversé par une voiture de police, lui causant de multiples fractures, en novembre 2020 (Le Progrès 19/10/2020). Moins d’un mois plus tard, le cas d’Arthur, blessé à la mâchoire, sera immédiatement confié à l’IGPN : entretemps, les médias s’étaient emparés des faits. En d’autres termes, la cellule « déontologie » gère les affaires qui se tiennent loin des médias et des manifestations, et en particulier l’essentiel du contentieux de la police dans les quartiers : une véritable police des polices du pauvre.

Un service opaque

Il reste que l’IGPN, au moins, publie des rapports annuels. Dans celui de 2019, elle pointe notamment le fait que « les saisines liées à l’activité du maintien de l’ordre ont fortement impacté la délégation » dans le contexte du mouvement des Gilets Jaunes. Elle déplore également, pour sa délégation lyonnaise, « le volume réduit de l’effectif total, oscillant entre 5 et 7 enquêteurs, l’étendue de la zone géographique de compétence, l’augmentation du nombre d’astreintes à assurer, conjugué au nombre accru de dossiers à traiter ».

Qu’en est-il de la nature, du niveau ou de l’évolution des activités du service déontologie lyonnais ? Mystère et balles de gomme cogne : le pôle ne communique absolument rien. A défaut, le Comité a néanmoins cherché à mieux comprendre la manière dont ce pôle conduit ses enquêtes. Il a fouillé dans ses petits papiers et comparé trois enquêtes engagées par la délégation locale de l’IGPN, avec quatre enquêtes réalisées par le PCDD lyonnais.

Au royaume des enquêtes bâclées

Le moins que l’on puisse dire, c’est que le PCDD ne brille pas par le sérieux de ses investigations. Le volume respectif des procédures est de 171 pages d’enquêtes en moyenne pour l’IGPN, contre seulement 75 pour le PCDD : moins de la moitié ! Cet écart traduit l’indigence des actes d’investigation : alors que l’IGPN procède en moyenne à 7 auditions, le PCDD en réalise pour sa part… moins de 2. Bien sûr, le faible nombre de procédures examinées appelle à la prudence. Il n’empêche : la légèreté des dossiers instruits par le PCDD est bien le résultat d’une pratique du service, et non de la gravité des dossiers examinés.

L’enquête réalisée par l’IGPN pour un simple téléphone portable cassé par un coup de matraque aura entraîné 120 pages de procédure, 5 auditions, et une confrontation. Les violences subies par une victime (avec contusions, hématome et 4 jours d’ITT), pris en charge par le PCDD, n’auront occasionné que trois auditions – dont celle de deux témoins de la victime – et 107 pages d’enquête… dont plus du quart pour tester la fiabilité de ces deux témoins. Un seul policier a été auditionné, alors que la plainte suggère l’implication de plusieurs fonctionnaires. La victime n’aura, quant à elle, même pas été entendue !

Encore moins d’indépendance

L’indépendance de l’IGPN est régulièrement remise en cause. De fait, elle n’est pas autonome du ministère de l’Intérieur, alors que c’est le cas de la plupart de ses homologues étrangers. Certaines affaires ont soulevé de sérieux doutes sur la possibilité pour l’Inspection de contrevenir à son ministère de tutelle, ou pour ses agents de se mettre en porte-à-faux avec d’autres collègues. C’est encore pire avec les cellules « déontologie », d’un double point de vue.

D’une part, l’autorité du service est faible. A Lyon, la délégation de l’IGPN est placée sous l’autorité d’un commissaire divisionnaire, et les enquêteurs sont tous des officiers. Le PCDD, lui, est dirigé par une commandante, et les enquêteurs ont le grade de brigadiers ou brigadiers-chefs, soit des grades tout juste supérieurs à celui de gardien de la paix. Que peut-on attendre d’un enquêteur dont la mission consiste à mettre en cause un supérieur… sous l’autorité duquel il sera peut-être un jour amené à exercer ? D’autre part, les cellules départementales subissent non seulement la tutelle nationale, mais aussi celle, toute puissante localement, du DDSP, le directeur départemental de la sécurité publique.

Quand le « déontologue » en chef… ment devant l’IGPN

Le problème est bien concret. Comme l’a déjà révélé le Comité dans l’affaire Arthur, le chef d’état-major en charge du maintien de l’ordre au moment où ce manifestant a été tabassé par des agents de la BAC a menti devant l’IGPN : il a indiqué ne pas avoir été en mesure de pointer la responsabilité de ces agents, alors que les vidéos prouvent le contraire. Une entorse à l’article 40 du Code de procédure pénale (qui commande de signaler au Procureur ce type de délits), doublée d’un mensonge dans le cadre d’une procédure d’enquête… le tout signé par le chef d’état-major qui, à ce titre, est le supérieur hiérarchique du PCDD.

Le « déontologue » en chef pris en flagrant délit de mensonge dans une affaire de violence par agents dépositaires de l’autorité publique : l’affaire est grave mais n’a, à ce jour, encore donné lieu à aucune sanction. Pendant ce temps, à l’abri des regards, le PCDD continue de Protéger Consciencieusement Dérives et Déviances…

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