Enquêtes sur la police : une justice sous surveillance

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Temps de lecture : 5 minutes 7 péchés capitaux de la police lyonnaise #5. A Lyon, un seul magistrat contrôle l’ensemble de ces affaires : un véritable « Monsieur Classement sans suite ». Son activité est surveillée de près par sa hiérarchie, probablement jusqu’au Gouvernement lui-même.

ILLUSTRATION DE FLAGRANT DENI

Tout comme le ministre de l’Intérieur, nous avons repéré une série de « péchés capitaux » de la police. Jusqu’à la fin du « Beauvau de la sécurité », nous publierons une série d’informations, souvent inédites, toujours vérifiées.

C’est « Monsieur Classement sans suite ». A Lyon, les dizaines d’enquêtes préliminaires ouvertes chaque année contre des policiers sont entre les mains d’un seul homme : le procureur adjoint* Bernard Reynaud, « chef de la division de l’action publique spécialisée ». À ce titre, parmi la trentaine de magistrats du parquet* de Lyon, sous les ordres du procureur de la République* Nicolas Jacquet, il s’occupe des délits de presse et des dossiers impliquant les militaires ou les policiers. C’est notamment lui qui en 2017, avait requis une peine contre un commissaire dénonçant les fausses factures réalisées par sa hiérarchie.

Le commissaire avait été relaxé, mais en dépit des témoignages à charge de nombreux policiers (dont le chef de la BAC Valéry Pastor) contre leur hiérarchie, l’affaire des fausses factures n’a jamais été poursuivie. À ce poste depuis 2006, le procureur adjoint Reynaud, « taiseux », est décrit comme un « homme de réseaux » par une source judiciaire. Il fait en tous cas figure de véritable institution dans l’institution : il a vu passer quatre procureurs de la République, avait déjà travaillé au parquet de Lyon comme substitut, de 1990 à 1995, et a même fait un détour par le parquet de la cour d’appel de Lyon, de 1997 à 2003.

Surveillance des dossiers

L’hyper spécialisation du magistrat facilite la surveillance du contentieux par sa hiérarchie : plus facile de contrôler les dossiers s’ils ne sont pas éparpillés dans plusieurs bureaux. Et comme le montre l’histoire de Thibault**, ce contrôle est intensif. Thibault a été blessé lors de son interpellation en décembre 2019. À cause d’un coup de bouclier, il a subi une fracture du coude, et dépose plainte en janvier 2020. L’enquête préliminaire réalisée est transmise au parquet le 25 mai. Le 11 juin, le procureur adjoint Reynaud rédige un projet de rapport de plusieurs paragraphes en vue de classer le dossier.

Le Comité a pu prendre connaissance de ce document (en principe jamais versé à la procédure), qui conclut que « le policier muni d’un bouclier ayant amené [Thibault] au sol ne pouvait être identifié ». Le magistrat adresse ce projet de rapport à la procureure générale de la cour d’appel, qui est la supérieure hiérarchique de tous les parquets de la région, avec le procureur de la République Nicolas Jacquet en copie. Dans son mail, Bernard Reynaud propose, « sauf meilleur avis de votre part, de classer sans suite cette procédure pour motif auteur inconnu (code 71) ». Un motif qui revient à pointer l’insuffisance de l’enquête (ou l’impuissance du service enquêteur).

« Bernard, il faudrait retenir le code 21 »

Le lendemain, le procureur de la République répond, toujours par mail : « Bernard, […] je me demande s’il ne faudrait pas retenir le code 21? » (« infraction insuffisamment caractérisée »). Un motif qui revient à nier l’existence d’une faute pénale…  et donc l’utilité d’une enquête. Conclusion de l’histoire : le formulaire de classement sans suite, qui justifiait initialement la décision par « auteur inconnu », sera finalement raturé, reprenant le motif indiqué par le procureur de la République. Cette petite échappée dans les secrets du parquet enseigne deux choses. D’abord, le procureur de la République, chef du parquet, est consulté en personne pour donner son avis sur les suites données aux dossiers impliquant la police.

L’histoire de Thibault fait figure de dossier banal puisque les faits le sont (malheureusement) aussi, et qu’ils n’ont pas été médiatisés. La pratique du parquet dans ce dossier semble donc être la règle, même si faute de réponse du procureur aux questions du Comité, il est impossible d’en savoir plus. Au passage, bien plus laxiste que son adjoint, le procureur de la République semble considérer qu’un coup de bouclier donné par un policier à une personne pacifique pour l’interpeller et qui se conclut par une fracture ne saurait « caractériser » aucune infraction…

Silence du parquet général

Second enseignement, plus étonnant : la procureure générale semble elle aussi consultée, avant la prise de décision. Le 11 juin, Bernard Reynaud lui soumet son projet de rapport « sauf meilleur avis de votre part », c’est à dire avant de décider lui-même. Cette dernière pratique, attestée au moins dans ce dossier, est légale mais problématique. En effet, l’article 40-3 du Code de procédure pénale prévoit que « Toute personne ayant dénoncé des faits au procureur de la République peut former un recours auprès du procureur général contre la décision de classement sans suite ». Si le procureur général a déjà pris part à la décision, il a peu de chances de revenir ensuite sur sa décision.

Interrogé sur ce qui semble constituer un réel obstacle à un recours théoriquement prévu par les textes, le parquet général n’a pas répondu au Comité. Cependant, moins de dix jours après la réception de nos questions, il a fait droit au recours déposé par Mélodie. Ce recours visait le classement sans suite de sa plainte, et avait été effectué… en décembre 2020. La présente enquête aura visiblement eu le mérite de réveiller le parquet général dans ce dossier… et peut-être d’autres affaires à venir ?

« Le doute et le soupçon »

La remontée d’information vers le parquet général signifie probablement que celui-ci fait à son tour transiter l’information jusqu’au ministère de la Justice. La pratique des « remontées d’information » auprès du pouvoir exécutif fonctionne à l’initiative des parquets, du bas (parquets des tribunaux judiciaires) vers le haut (ministère) en passant par les parquets généraux (ceux des cours d’appel). Cette pratique ne cesse de faire débat, y compris dans les plus hautes instances judiciaires.

En septembre 2020, la Conférence nationale des premiers présidents de juridiction estimait que  « ces remontées d’informations en temps réel via les parquets à une autorité politique […] jettent nécessairement le doute et le soupçon sur l’usage qui peut être fait de ces informations par le directeur des affaires criminelles et des grâces […] puis par le ministre de la justice et son cabinet ». En 2014, une circulaire de la ministre Christiane Taubira se proposait d’encadrer ces remontées, mais avec des critères tellement flous que rien n’a vraiment changé depuis. Les dossiers de violences policières font-ils partie de ces dossiers dits « signalés », estimés à plusieurs milliers par an ?

« Affaires signalées et suivies »

C’est d’autant plus crédible que concrètement, le mail envoyé dans le dossier de Thibault n’était pas adressé au « pôle 4 » du parquet général, celui en principe chargé de l’ « action publique spécialisée », mais au pôle 3, chargé notamment des « relations avec la DACG » (direction des affaires criminelles et des grâces du ministère) et des « affaires signalées et suivies ». Le soupçon d’immixtion du pouvoir exécutif, au plus haut niveau, dans les enquêtes concernant la police est donc de mise.

Véronique Drahi, représentante de la section locale du Syndicat de la magistrature, analyse : « Si tous les dossiers impliquant des policiers étaient considérés comme sensibles et faisaient l’objet de remontées d’informations systématiques, ce qui est vraisemblable, leur traitement gagnerait à mon avis à être confié à un juge d’instruction, afin d’éviter tout soupçon, même si l’on sait que cela ne résoudrait pas tout… Notamment, l’ouverture d’une procédure d’information judiciaire n’empêche pas la remontée d’informations par les parquets ».

« Acheter la paix sociale avec les syndicats de police »

En effet, seule l’ouverture d’une information judiciaire permettrait la saisie d’un juge d’instruction. Au contraire de ces juges, qui sont des magistrats du « siège », les procureurs, magistrats du « parquet » ont pour particularité d’être sous les ordres du pouvoir exécutif, qui les nomme, peut les déplacer, et leur communique des instructions générales. A tel point que la Cour européenne ne considère plus depuis 2010 les procureurs comme des « autorités judiciaires ». En pratique, l’immense majorité des affaires impliquant la police est traitée sous la forme de simples enquêtes préliminaires, qui sont entièrement placées sous le contrôle du parquet.

Ce dernier déclenche l’enquête, choisit le service enquêteur, supervise les investigations, puis décide si le dossier donne lieu à poursuites ou est classé sans suite. Une source judiciaire analyse : « La priorité du DDSP [directeur départemental de la sécurité publique], du préfet, du procureur et de l’IGPN qui marchent ensemble, ce n’est pas la recherche de la vérité, mais de ne pas faire de vagues. Ils achètent la paix sociale à deux niveaux : avec le DDSP, et avec les syndicats de police qui sont très puissants ». Jeudi dernier, le « Beauvau de la sécurité » interrogeait les relations entre police et justice. Les syndicats de policiers ont bien raison : « le problème (de l’impunité) de la police, c’est la justice ».

* Pour comprendre le fonctionnement hiérarchique et les grades des magistrats du « parquet » :

 Parquets (tribunaux judiciaires) :

procureur de la République, assisté de procureurs adjoints, vice-procureurs, substituts du procureur

Parquets généraux (cours d’appel) :

procureur général, assisté d’avocats généraux, substituts généraux, vice-procureurs placés

Ministère de la justice

** Le prénom a été changé

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