« C’est la loi qui a permis à la police de tuer nos frères ! »

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Temps de lecture : 8 minutes Neuf mois après la mort de Nahel, l’Assemblée planche sur l’article L435-1 du Code de sécurité intérieure, largement dénoncé comme offrant un permis de tuer à la police. Interview croisée d’Amal Bentounsi, Mahamadou Camara et Issam El Khalfaoui, qui dénoncent le racisme institutionnalisé derrière ce texte de loi.

ILLUSTRATION DE LAFFRANCE

Trois figures de la lutte contre les violences policières ont accepté de revenir avec Flagrant Déni sur les enjeux sociaux et politiques de l’article L435-1. Amal Bentounsi est la sœur d’Amine, tué à Paris le 21 avril 2012. Elle est fondatrice du Collectif Urgence notre police assassine. Mahamadou Camara est le frère de Gaye, tué à Epinay-sur-Seine le 16 janvier 2018. Il est membre du Comité Vérité et Justice pour Gaye Camara et du Réseau d’entraide Vérité et Justice. Issam El Khalfaoui est le père de Souheil, tué à Marseille le 4 août 2021. Il est co-initiateur du projet 435-1 m’a tué·e.

Il y avait déjà de nombreuses personnes tuées par la police avant la loi de 2017, mais leur nombre a augmenté après. Qu’est-ce que cette loi a changé selon vous ?

Mahamadou Camara : C’est ce qui a permis à la police de tuer nos frères ! Cette loi protège les policiers même quand ils mentent. Normalement la peine de mort a été abolie en France, non ? Hé bien je suis désolé, mais cette loi rétablit la peine de mort pour les refus d’obtempérer. Est-ce que c’est normal de se faire tuer ? Personne n’a le droit d’ôter la vie. C’est Dieu qui donne la vie, et c’est Dieu qui la reprend. Si vous me parlez de terroristes, ou de légitime défense, je peux comprendre. Mais là c’est juste des personnes en voiture, qui ne mettent la vie de personne en danger. En Allemagne en dix ans, il y a eu une seule personne tuée pour un refus d’obtempérer. Et nous en France ? On ne les compte plus.

« Plus de morts avec moins de refus d’obtempérer très dangereux,
voilà ce qu’a produit L435-1 » Issam El Khalfaoui

« Plus de morts avec moins de refus d’obtempérer très dangereux,
voilà ce qu’a produit L435-1 » Issam El Khalfaoui

Issam El Khalfaoui : Quand on analyse froidement les circonstances des ouvertures de feu mortelles sur des véhicules depuis la promulgation de la loi, la très grande majorité des tirs est opérée sur des véhicules à l’arrêt ou qui démarrent à peine. Auparavant les forces de l’ordre tiraient sur des véhicules qui fonçaient réellement sur elles, à vitesse élevée alors qu’aujourd’hui elles tirent aussi sur des véhicules à l’arrêt ou quasiment à l’arrêt. Voilà ce qu’a concrètement changé l’article L435-1. Ce n’est plus uniquement le danger qui fait faire feu au policier, mais la peur, la frustration, ou la haine. La létalité est beaucoup plus grande lorsqu’on tire à bout portant, sur une cible fixe, ou quasi fixe. Et le paradoxe des chiffres, c’est que le nombre de tirs sur des véhicules à vitesse rapide a forcément diminué malgré l’augmentation du nombre de refus d’obtempérer. Plus de morts avec moins de refus d’obtempérer très dangereux, voilà ce qu’a produit L435-1.

Amal Bentounsi : Cette loi a donné à l’esprit des policiers qu’ils pouvaient tirer sur des gamins qui prennent la fuite. Elle a octroyé un permis de tuer car cette loi les protège. Avant, il y avait la légitime défense qui était une notion très précise. Le texte de 2017 a installé du flou sur les notions de légitimité et de proportionnalité des tirs. Il devait y avoir des circulaires diffusées dans tous les commissariats pour préciser cette loi, mais elles n’ont rien précisé du tout. Tout a été fait à la va vite, et je rappelle que c’est une loi qui a été votée par les socialistes. Ensuite, l’application de cette loi dans la police et la gendarmerie interroge. La gendarmerie avait le même cadre légal que à la police depuis 2017. Mais la gendarmerie tue moins par arme à feu. Les militaires sont plus disciplinés. Les policiers sont recrutés à la va vite, souvent peu formés, et il se retrouvent à régler leurs comptes avec un type de population. Car le profil des victimes interroge aussi. Ce sont le plus souvent des jeunes noirs ou arabes issus des quartiers populaires. La loi n’a pas été conçue pour ça, mais c’est ce qu’elle permet.

Issam El Khalfaoui : L’introduction d’une notion complètement subjective (« lorsque les occupants sont susceptibles d’être dangereux ») a créé une inégalité sans précédent dans la loi. Alors que le racisme et l’islamophobie n’ont jamais été aussi forts, que nombre de policiers sont d’extrême droite, il va de soi qu’un jeune racisé est très souvent perçu comme dangereux par les forces de l’ordre, quelles que soient les circonstances, contrairement à un jeune blanc.

« Mon frère, Amine, a été tué par les balles de la police en 2012, mais il avait déjà été tué socialement à l’âge de treize ans. » Amal Bentounsi

« Mon frère, Amine, a été tué par les balles de la police en 2012, mais il avait déjà été tué socialement à l’âge de treize ans. » Amal Bentounsi

Mahamadou Camara : Le fils de Nadine Morano, quand il fait un délit de fuite, on ne lui tire pas dessus ! C’est triste à dire mais la police française est raciste à 70 %. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est les chiffres officiels du vote RN dans la police. Il n’y en a qu’une minorité qui fait son leur travail. C’est une police raciste, négrophobe et antisémite. En Allemagne les policiers qui ont eu des propos racistes ont été radiés. En France, ils échangent des propos haineux sur Whatsapp et ils sont toujours en poste. Qu’est-ce que ça veut dire ? Que toute l’institution est raciste. Vous mettez une mitraillette dans les mains d’un jeune de 24 ans, qui a fait un tout petit peu de formation, qu’est-ce que vous croyez qu’il va se passer ? Il y en a plein qui veulent venir travailler dans le 93 pour prouver qu’ils sont des hommes, c’est un réel problème. Avant Sarkozy, c’était les gardiens de la paix, il y avait une relation entre la police et les citoyens, des contacts humains. Maintenant c’est les « forces de l’ordre ». Ça veut tout dire !

Amal Bentounsi : Le 21 avril, nous organisons une marche contre le racisme, l’islamophobie et pour la protection des enfants. Ce n’est pas sans lien. Mon frère Amine a été tué par les balles de la police en 2012, mais il avait déjà été tué socialement à l’âge de treize ans. Il était l’un des premiers de cet âge à entrer en prison. Aujourd’hui on place des enfants en garde-à-vue à l’âge de onze ans pour apologie du terrorisme parce que quelqu’un les a vus faire une prière dans la cour pendant une partie de cache cache ! C’est du délire et c’est extrêmement grave. Quand on relie ces événements à la montée de l’extrême droite et au vote RN dans la police nationale, on voit bien qu’on est face à un péril grave. Nous devons réagir.

Mahamadou Camara : Ça fait plus de 50 ans qu’on se fait tuer. Et on n’en pas fini malheureusement. Il y a encore beaucoup de jeunes qui vont encore mourir. Ce ne sont pas des jeunes armés, pas des terroristes. Ils s’enfuient parce qu’ils ont peur de la police. La police elle effraie plus seulement les personnes racisées, plus seulement les jeunes des cités sensibles, elle effraie tout le monde. Il n’y a qu’à voir avec les Gilets jaunes. Maintenant tout le monde peut se faire tuer, même les blancs. Regardez Cédric Chouviat, il allait au travail, ou le petit Romain. Mais ça faisait des années qu’on disait qu’il y avait un problème avec la police. Tout le monde nous pointait du doigt à l’époque. Les gens ont fermé les yeux, et maintenant c’est le retour du boomerang: tout le monde est concerné. Peut-être que ça ne se serait pas passé comme ça si on avait réagi à temps.

Une proposition de loi a été déposée par LFI pour abroger l’article L.435-1 (elle est en cours d’examen), et une mission parlementaire du parti Renaissance est en train de plancher sur la question. Qu’est-ce que vous en attendez ?

Mahamadou Camara : Rien du tout. J’ai accepté d’être auditionné à l’Assemblée, mais c’était symbolique. C’est important que des députés s’intéressent enfin à ce problème. Mais j’en veux aux politiques. C’est effectivement la gauche qui a voté cette loi, c’est les socialistes, sous Hollande ! Aujourd’hui certains disent qu’ils veulent la modifier. Moi je n’y crois pas. Je n’attends rien des politiques. Les changements, il faut qu’on les obtienne nous-même. La police est républicaine ? C’est archi-faux. Il n’y a qu’à regarder tous les policiers qui ont dénoncé des abus, comment ils ont fini. Il faut la réformer, mais tout réformer. La France pays des droits de l’Homme ? C’est une mascarade.

Issam El Khalfaoui : Le fait que Renaissance planche sur la question ne me rassure pas. Comme il le disait à l’AFP, le président de la commission des lois Sacha Houlié est sceptique sur la nécessité de faire évoluer la loi. Ce sera sans surprise, on aura un durcissement de la législation sur les refus d’obtempérer, rien d’autre. Comment Renaissance, qui s’est servi de la police et l’a choyée pour mater le peuple et faire passer ses réformes telle une dictature, pourrait maintenant la rudoyer ? Quant à LFI, ils sont trop isolés sur l’échiquier politique pour que leur proposition de loi passe. Je pense également que la majorité des députés est hostile au changement de la loi sans même vraiment la comprendre.

« La police, républicaine ? C’est archi-faux. » Mahamadou Camara

« La police, républicaine ? C’est archi-faux. » Mahamadou Camara

Amal Bentounsi : J’espère surtout une prise de conscience des parlementaires. En 2017, la loi avait été votée sous la pression de l’opinion publique et des syndicats policiers. C’est grave. Les parlementaires qui l’ont votée se fichaient des conséquences que ça allait avoir. J’espère qu’ils vont regarder les chiffres en face, l’évolution du nombre de morts. C’est une loi liberticide et mortifère. La mort de Nahel et toutes les dénonciations par la suite ont conduit visiblement à une baisse du nombre de morts. Nous les familles, les lanceurs d’alerte, avons été écoutés. Mais on sait bien que ça peut reprendre de plus belle, et il y a beaucoup d’autres causes de mort par la police que les tirs.

Après la mort de Nahel, les émeutes ont été très durement réprimées. Depuis, l’intérêt politique et médiatique sur le « permis de tuer » s’est réduit. Comment comptez-vous mener la lutte maintenant ?

Mahamadou Camara : Il faut de l’organisation locale. Faire de l’éducation populaire, créer des structures comme on le fait pour aider les jeunes, où ils peuvent venir chercher de l’aide. Il faut sauver nos jeunes dès le plus jeune âge. Aujourd’hui tout ce que fait l’État, c’est de leur envoyer de la police et des caméras. Pourquoi on ne met pas ces moyens dans l’aide et la prévention ? Parce que les politiques veulent des boucs-émissaires. Le petit jeune qui se fait chopper parce qu’il vend quelques barrettes, c’est un bouc-émissaire. Par contre ceux qui détournent des milliards, ce sont des voleurs, mais ils sont protégés. Il y a un contradiction évidente, un manque total de cohérence.

Amal Bentounsi : Il faut continuer à raconter, dénoncer, recenser. On essaie toujours de nous faire taire, c’est ça l’essentiel et c’est ça qu’il faut combattre. Il y a encore trop de familles de victimes à qui leurs avocats ou autres disent de ne pas prendre la parole. Il ne faut pas se taire ! C’est un des enjeux des combats à venir : aider les familles à faire leurs choix elles-mêmes et les aider à s’exprimer. C’est très difficile en plein deuil de trouver un avocat de confiance, de travailler avec les familles et les collectifs pour qu’ils puissent transmettre les pièges à éviter. Mais c’est nécessaire.

« On essaie toujours de nous faire taire, c’est ça qu’il faut combattre »

« On essaie toujours de nous faire taire, c’est ça qu’il faut combattre »

Issam El Khalfaoui : Au sein de notre association Stop Aux Violences d’État, nous pensons qu’ils faut convaincre une majorité de Français pour contraindre les députés à agir. Et pour les convaincre, il faut montrer, démontrer, expliquer en toute transparence l’inégalité, voire l’illégalité de cette loi, puis les conséquences de ce permis de tuer. Le projet 435-1 m’a tué·e que nous essayons de produire revêt une dimension pédagogique sur les fondements de cette loi, et sur les dangers qu’elle représente.

Mahamdou Camara : Même quand il y a des caméras, sauf exception comme avec Nahel, les vidéos ne sont pas produites. Les experts balistiques ne veulent pas retracer le parcours des balles. Pour la mort de Gaye, il a fallu faire appel à un labo d’expertise indépendant. L’État et la justice protègent des criminels.

Issam El Khalfaoui : La multiplication des tirs mortels est possible aussi parce que le mensonge, la disparition de preuve, les faux en écritures publiques, la partialité de l’IGPN, la complaisance de l’institution policière sont de puissants moteurs de l’impunité policière. Lorsqu’on sait qu’on ne risque absolument rien lorsqu’on tue un homme ou une femme lors d’un refus d’obtempérer même « hors cadre légal », qu’on peut même devenir millionnaire, toutes les inhibitions s’évaporent. Alors que se passe-t-il lorsqu’un policier raciste et déséquilibré rencontre un jeune français racisé lors d’un refus d’obtempérer ? Je vous invite à relire Le loup et l’agneau, de Jean de La Fontaine, que je trouve très à propos avec le racisé dans le rôle de l’agneau, et la police dans le rôle du loup.

Propos recueilli LIONEL PERRIN

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