Procès du policier B. : l’enquête à trous de la cellule déontologie 2/2
Temps de lecture : 5 minutesMalgré une enquête bâclée, le procureur a classé sans suite la plainte d’Abdelkader, 14 ans au moment des faits. C’est donc ce dernier qui a donc dû convoquer le policier devant le tribunal de Lyon, par le biais d’une procédure rarissime. L’audience se tiendra ce mardi 9 septembre.

ILLUSTRATION DE LAFFRANCE
« C’est quand même un peu compliqué que le procureur de la République vienne entériner l’absence d’enquête par une décision de classement sans suite ! » Olivier Forray, l’un des deux avocats qui représentera Abdelkader lors de l’audience du 9 septembre, ne mâche pas ses mots. En effet, par deux fois, en décembre 2020 puis décembre 2021, le procureur a classé la plainte d’Abdelkader.
Fait rarissime dans ce type d’affaires, c’est donc la victime, avec ses avocat·es, qui a convoqué au tribunal le policier B. par voie de citation directe pour des faits de violences volontaires avec arme, sur mineur, et par personne dépositaire de l’autorité publique. Le policier B. risque, théoriquement, 10 ans de prison et 15 000 euros d’amende.
« Cellules déontologie » : lire notre dossier
Mais où est la bonbonne ?
Une « absence d’enquête » ? Le terme est fort… et pertinent. Flagrant Déni a pu consulter la procédure : 36 pages d’enquête, dont une bonne part de pièces apportées par Abdelkader (certificats médicaux et photographies). La cellule déontologie n’a effectué strictement aucune audition des témoins présents, ni celle de la victime, ni celle du policier mis en cause. Elle n’a pas non plus cherché à retrouver la bonbonne de gaz lacrymogène ayant blessé Abdelkader.
Me Olivier Forray sur l’absence d’enquête et le classement sans suite
de la plainte d’Abdelkader
Pourtant, le policier B. est bien mis en cause pour avoir frappé Abdelkader avec « usage ou menace d’une arme, en l’espèce avec un extincteur de bombe lacrymogène » notent ses avocats. Alors pourquoi ne pas avoir cherché à savoir où se trouvait la bonbonne ? « Si elle se met à éclater comme ça, c’est aussi inquiétant de manière générale » relève Me Olivier Forray. « La possibilité de bris accidentel d’une bombe lacrymogène, c’était peut-être la seule investigation que j’imaginais chez un juge d’instruction. Qu’on nous donne le degré de pression, de joule (unité d’énergie) utile pour faire exploser, désolidariser la poignée du reste de la bonbonne ».
La seule action de la « cellule déontologie » concernant cette pièce à conviction sera de la placer sous scellés… près de deux mois après les faits.
Quant à la version du policier B., prétextant un choc entre sa main et la poignée de la bonbonne pour justifier l’explosion de la bonbonne de gaz, elle n’est pas vraiment questionnée par la « cellule déontologie ». Pourtant, les deux versions données par ce policier se contredisent : une fois, c’est un « choc produit entre le dos de l’auteur et [s]a main droite » qui font « casser la poignée de la bombe lacrymogène ». Puis, quelques heures plus tard, il raconte que « [S]a main droite a heurté la poignée de [s]a bombe lacrymogène de dotation qui s’est brisée et dont le contenu s’est vidé » alors qu’il maintenait Abdelkader avec sa main gauche. Pour les avocats d’Abdelkader : « ce scénario n’a de sens que si la bombe est attachée à la ceinture de Monsieur B. et non dans sa main (…) Les déclarations de Monsieur B. sont tellement contradictoires qu’elles sont nécessairement mensongères ».
Des blessures et des séquelles : la thèse de la chute
La version du policier B., arguant qu’Abdelkader aurait chuté au sol en tentant de fuir, pour expliquer les blessures de l’adolescent aurait pu, elle aussi, largement être explorée dans des investigations de la « cellule déontologie ». Si l’un des policiers auditionnés, qui n’a pas participé à l’interpellation, relate avoir vu Abdelkader avec « de la terre sur le visage, les lèvres et sur le devant, il avait la lèvre qui saignait », le médecin qui ausculte l’enfant lors de sa première garde-à-vue ne relève aucune trace de terre au niveau de sa bouche. Et cette question : si (comme tous les témoins l’affirment) Abdelkader n’était pas menotté, pourquoi serait-il tombé face contre terre sans se retenir avec ses mains ?
De plus, aucune des blessures d’Abdelkader ne correspond à cette hypothèse de la chute. Plusieurs dents d’Abdelkader sont touchées, laissant deviner la violence du choc, mais aucune autre égratignure n’est observée ; les deux seules autres blessures relevées par l’unité médico-judiciaire (UMJ) se situent sur l’arrière du crâne et à l’intérieur du bras gauche. Rien à voir avec une chute violente face contre terre donc.
Dans le certificat délivré par l’UMJ 4 jours après les faits, le médecin note l’« avulsion » (l’arrachage) d’une dent et la mobilité d’une autre, ainsi que des zones d’abrasion sur la joue et le menton, une « plaie croûteuse » sur la lèvre inférieure et un bleu sur le bras droit. Le médecin précise également un « choc émotionnel réactionnel ». 5 jours d’incapacité totale de travail (ITT) sont prescrits.
Extrait du certificat délivré par l’UMJ daté du 23 septembre 2020
« Les constatations réalisées sont compatibles avec des lésions consécutives à des traumatismes survenus au moment et dans les circonstances qui nous ont été rapportées » note le médecin après avoir entendu Abdelkader lui dire qu’il avait « reçu un coup porté avec la bombe lacrymogène au niveau de la bouche ». Les séquelles de ces blessures ont poursuivi Abdelkader longtemps après les faits. « Il fait régulièrement des cauchemars. Il crie tellement fort la nuit qu’il me réveille » détaille la mère du jeune homme. L’éducation de la protection judiciaire de la jeunesse qui l’avait reçu en 2020 notait déjà : « Nous avons eu devant nous un enfant traumatisé par son arrestation et par les violences qu’il dit avoir subies. La peur et la crainte sont aujourd’hui prégnantes dans l’attitude de l’adolescent ».
Les séquelles d’Abdelkader suite à ces violences policières – Transcription
Mais en décembre 2020, le classement sans suite tombe. Dans sa synthèse, l’enquêtrice de la « cellule déontologie » balaie les conclusions de l’UMJ, estimant, elle, que les blessures d’Abdelkader « sont compatibles avec une chute ». Pour le reste, elle estime en substance que la parole de l’ado (qu’elle n’a pas auditionné elle-même) ne fait pas le poids face à la parole du policier mis en cause et de ses collègues (qu’elle n’a pas auditionnés non plus).
En fait, la « cellule déontologie » a sous-traité son enquête. Comme souvent dans ces affaires, elle s’est contentée de joindre l’enquête initialement réalisée contre Abdelkader. Sur la forme, tout y est : Abdelkader a été auditionné, les policiers présents aussi, etc. Sauf qu’il s’agit d’une enquête à charge contre la victime. Les policiers n’ont d’ailleurs jamais été amenés à s’expliquer sur l’origine des blessures d’Abdelkader. C’est pourtant une obligation qui découle de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH).
« Il faut interroger le sérieux de l’enquête »
Le sérieux de l’enquête, « c’est une obligation imposée par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) » rappelle Me Forray. « Et elle vient le renforcer en disant attention, c’est un mineur qui dépose plainte pour violences policières donc vous avez encore plus, vous États, l’obligation de travailler avec sérieux ».
Les investigations à trous de la « cellule déontologie«
Pour Me Forray, la « cellule déontologie » est « un truc qui ne sert à rien. » Et de rappeler une évidence : « Tant qu’on continuera de confier les cellules déontologie à des policiers… Ne serait-ce que matériellement ; ils sont quand même dans les mêmes locaux ! »
La mère d’Abdelkader, elle, ne se souvient pas d’avoir eu de contact avec la « cellule déontologie ». Elle a reçu l’annonce du classement sans suite par courrier : « J’espérais que justice soit faite. J’étais déçue. On a l’impression que les policiers ont toujours raison, qu’ils se couvrent entre eux et que les autres ont toujours tort. »
Pour l’audience du 9 septembre, elle a peur de voir la même chose se reproduire.
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